« Les milliardaires (et hommes d'affaires) » : différence entre les versions
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Dernière version du 4 janvier 2024 à 14:46
Texte d'analyse sémiologique produit dans le cadre de la rédaction collective d'un ouvrage : Dernières mythologies, librement inspiré du travail de Roland Barthes, Mythologies (1954).
Dernière mythologie est un ouvrage ouvert et commun traitant des signifiants et signifiés de l'Anthropocène.
Le texte
Il ne se passe pas une semaine sans qu’un Elon Musk - c’est souvent lui, d’ailleurs - ne fasse la une d’une revue économique (il y a encore dans ce cas une certaine cohérence), d’un journal généraliste, d’un magazine people, voire de blogs spécialisés dans le sport ou la cuisine (il déclare dans ce cadre adorer la viande grillée au barbecue, mesurer ses repas en énergie calorique et « ne manger que pour avoir l’énergie de travailler »). La liste n’est certainement pas exhaustive. Dans tous les espaces intimes de nos existences, les milliardaires sont omniprésents autant qu’insaisissables. Les ombres gigantesques de ces “Hommes d’affaires et milliardaires” - “milliardaire” semblant ici être une activité complémentaire permettant de boucler les fins de mois - plane sur l’entièreté de nos occupations et de nos passions comme autant de modèles à suivre, de “lifestyle” garantissant la bonne fortune, à la manière de grigris venus à nous par le biais d’explorateurs ayant entrevu la contrée mystérieuses des “ultra-riches”. Ou plutôt grâce aux hordes de journalistes déguisés en aventuriers, eux-même travestis en anthropologue car, oui ! Le milliardaire est une espèce à part. Une espèce supérieure bien sûr, ne serait-ce que par leur rareté et leur poids économique, prétendument accessible aux braves gens à travers une transfiguration par le travail et le génie, induisant un mérite évident.
Le terme de transfiguration n’est pas excessif ; nous pouvons dénicher ci-et-là sur la toile les preuves des mutations physiologiques des milliardaires à travers une série de photo avant/après, faisant la démonstration sans appel que l’argent est le plus formidable élixir d’embellissement. Cette transfiguration du “self-made man” en milliardaire participe de la mythologisation de ce récit approximatif, faisant de chaque fils de charpentier un milliardaire en puissance, à la condition bien sûr qu’il embrasse le récit du progrès technologique et développe des compétences en langages informatiques, si possible en co-diplomation avec l’école de commerce la mieux évaluée du classement de Shangaï.
Le club des milliardaires est un groupe ouvert, la preuve étant que le “top 10” des riches parmi les ultra-riches varie chaque année. Ce classement mondial ou national fluctue au rythme des “coups de génie” des uns au détriment des autres. Le top se met à jour au sein d’un esthétisme lui, très fermé. Il alterne paresseusement d’une liste d’hommes blancs vieillissant, en costumes noirs, à des hommes blancs plus jeunes portant à minima une chemise claire décontractée, et de revenir doucement dans l’autre sens, pris dans une valse ininterrompue d’occidentaux souriant de satisfaction, et non de bonheur. À réduire la taille de la loupe, pour se focaliser sur le top 10 des milliardaires français, il arrive parfois qu’une “femme d'affaires et milliardaire” blanche vieillissante en tailleur fasse son entrée dans le classement mondialement viril, voire viriliste la plupart du temps. Mais que les hommes d’affaires et milliardaires se rassurent, ces femmes d’affaires et milliardaires sont la plupart du temps héritières d’un père hommes d’affaires et milliardaire et jouissent en ce sens d’un droit de passage au paradis statutaire qu’est le milliardairiat.
Bien sûr, les club des milliardaires est plus ouvert que celui des hommes d’affaires et milliardaires, et il est important de marquer la nuance, le premier étant irrémédiablement immoral. Tout enrichissement fait en dehors du cadre légitime du capitalisme néolibéral ne saurait être comptabilisé, car résulterait d’une ruse, d’un abus ou d’une tricherie misérable. Le jeu du capitalisme et du hasard étant le seul “honnête” chemin de transfiguration, il exclut la plupart du temps du classement les milliardaires africains ou russes (ceux-ci ont un classement à part), soupçonnés d’avance de la mauvaise vertu de ces milliards cumulés sans le mérite digne d’un homme d'affaires.
On peut par exemple lire sur le journal économique en ligne, Middle East Eye, un article datant de 2022 stipulant que “Le magazine Forbes a exclu tous les magnats saoudiens de son classement annuel des personnalités les plus riches du monde, des dizaines d’entre eux ayant été arrêtés l’an dernier dans le cadre d’une série de mesures répressives menées par l’État contre la corruption”. Forbes s’arrogera le droit cependant de maintenir à la tête de ses classements les milliardaires concernés par les scandales successifs des Panama papers (2016) ou les Pandora papers (2021), l’évasion fiscale étant un délit acceptable, faisant partie du jeu des hommes d’affaires et milliardaires. La transfiguration leur donnant accès au Paradis (fiscaux en l'occurrence), ceux-là sont au-dessus de ces considérations bassement administratives et fiscales.
C’est sans doute de la même manière que l’iconographie journalistiques des milliardaires embrasse celle des icônes religieuses, séries de portraits pris par en-dessous, présentant ces gourous un sourire léger marquant leur félicité éternelle (les milliards ne se dépensent pas sur le temps d’une vie, mais se réincarnent ainsi le saint pour l’éternité.) sur des estrades, seuls probablement face à une foule attentive et subjugués d’apôtres et de journalistes.
Bien qu’au-dessus de la mêlée des entrepreneurs populaciers, rang qu’ils revendiquent par quelques incursions conquérantes et médiatisées au-delà de notre stratosphère (où se situent déjà leurs richesses) à bord de glorieuses fusées aussi phaliques que turgescentes, les milliardaires et hommes d’affaires restent attentifs aux besoins de leurs congénères homo sapiens grâce à l’art subtil du mécénat. Les plus audacieux poussant le curseur de la générosité jusqu’à la case humanitaire ! Cette posture altruiste est incontournable pour qui veut prétendre au rang de milliardaire, sans quoi ces derniers pourraient être taxés de filouterie au risque de perdre leur place dans le classement Forbes, à la manière d’un vulgaire homme d’affaires saoudien. En effet, en 2018, selon l’ONG Oxfam, “les 1% les plus riches ont accaparé 82% des richesses produites dans l’année”, et dès lors, le doute quant au jeu du capitalisme et du hasard serait permis. Alors on redistribue, on donne et on cède des sommes qui pour les travailleurs[1]
semblent astronomiques (ndlr : aux dimensions spatiales, ce qui pourrait expliquer les fusées du paragraphe précédent), mais qui pour le milliardaires ne sont jamais appauvrissantes ; le milliardaire étant bien plus éloigné du millionnaire que le bienheureux bénéficiaire du RSA.
La valse des milliards et des milliardaires fait danser les imaginaires technophiles et fait miroiter derrière chaque idée d’application ou de service (numérique) le possible d’un premier million, voire, d’un premier milliard pour les étudiants béats des écoles de commerce et d’ingénieur. Le soin porté aux représentations de ces hommes d’affaires, et de ces quelques femmes intruses, mets en scène le bonheur rendu possible par le capitalisme et donne a défaut d’un sens à « tout ça », une direction. La morale affichée de ces milliardaires est également la caution morale du capitalisme qui les a produits, et ils constituent en ce qu’ils sont opulents, heureux et bons, la meilleure justifications des valeurs des modernes, et pire, de manière métonymique, la preuve que notre système lui-même est opulent, créateur de joie et de bonne justice, tandis qu’ils sont en réalité la démonstration la plus éclatante du contraire.
Références
- ↑ Il est intéressant de noter que ce terme, “travailleur”, exclut dans nos imaginaires les hommes d’affaires en général, et les milliardaires surtout. Dès lors travail et richesses sont, plus que séparés, opposés: le but de la richesse étant de ne plus travailler. Ou en tout cas, de s’affranchir du besoin de le faire. La valeur travail en prend un sacré coup.