Écriture inclusive : un nouvel enjeu en design typographique

La langue évolue. Ce constat, tout le monde le pose, bon gré mal gré, au fil du temps et des évolutions sociales et sociétales. Cependant, pendant des années, les principes fondamentaux de l’écriture ont été basés sur la binarité entre féminin et masculin, invisibilisant de facto certaines catégories de population. Ainsi, on a vu naître ces dernières années des pratiques plus inclusives. Certain.e.s designers poussent la réflexion un peu plus loin en proposant désormais des typographies dites « post-binaires » au travers de projets ambitieux. Cet article propose une porte d’entrée vers ces nouvelles pratiques.

L’écriture inclusive, un «péril mortel» ?

« Devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures ».

C’est ainsi, dans des termes à peine dramatiques que l’Académie Française (exclusivement composée d’hommes de 1635 à 1980, soit 345 ans avant l’entrée de Marguerite Yourcenar) parlait de l’écriture inclusive en octobre 2017. Si la culture française et les pouvoirs publics sont très réticents à la généralisation d’une écriture plus inclusive dans les enseignements et les documents officiels, elle est tout de même bien présente. En effet, on a vu apparaître les parenthèses dans les documents officiels notamment. L’usage du « Né(e) le » par exemple est presque général. Alors, parle-t-on ici d’écriture inclusive ? D’après un collectif de linguistes, Les Linguistes Aterré.e.s dans un tract publié en 2023, la réponse est oui, et cela ne semble pas gêner grand monde jusqu’ici. Dans cette pratique voulue certes inclusive, on peut reconnaître tout de même une mise au second plan (littéralement entre parenthèses) du féminin, ce qui n’est évidemment pas satisfaisant dans une société censée être « égalitaire ».
Alors, pourquoi cette fronde contre les nouvelles formes d’écriture inclusive, avec notamment son fameux point médian, vu par certain.e.s comme un artifice rendant illisible et incompréhensible la « langue de Molière » ? Une des réponses, c’est la féminisation. Ce mot, il fait peur, surtout aux plus conservateurs, qui accusent les sphères « wokistes » de dénaturer la langue, et de lui faire perdre sa substance. Mais la féminisation n’est effectivement pas à l’ordre du jour, car on apprend toujours dans les écoles de France que le masculin fait le neutre. Mais derrière ce vieil adage, c’est surtout l’affirmation des femmes et des groupes minorisés à savoir notamment les personnes transgenre et non-binaires qui est remise en question, en participant ainsi à leur invisibilisation

Les femmes, grandes absentes en typographie

Il est aussi important de préciser que le travail des femmes a été très peu reconnu dans le domaine de la typographie. En effet, dans le chapitre « Les dessinateurs de caractères » dans le livre Principes élémentaires de la typographie, Robert Bringhust ne cite parmi les 114 typographes que quatre femmes, toutes nées au 20ème siècle. Il s’agit de Kris Holmes (1950-), Zuzana Ličko (1961-), Carol Twombly (1959-) et Gudrun Zapf-Von Hesse (1918-2019). Cela nous dit en effet que le domaine du dessin typographique ne s’est ouvert officiellement aux femmes que très récemment.
Pourtant, comme le rappelle Camille Circlude dans son essai La typographie post-binaire : Au-delà de l’écriture inclusive, les femmes n’ont pas été absentes des fonderies de caractères au fil des siècles, bien au contraire. Nombre d’entre elles étaient employées comme « petites mains » au service du redesign de certains caractères, dessinés officiellement par des hommes. Elles étaient celles qui revoyaient les caractères pour que ceux-ci puissent être harmonisés et tout simplement fabriqués, ajoutant au passage des accentuations, les graisses ou caractère spéciaux.
Aujourd’hui, les choses évoluent, et des noms de typographes féminines émergent, bien qu’encore très minoritaires. C’est le cas de Carol Twombly, à l’origine des polices Trajan et Myriad par exemple, ou de Zuzana Ličko qui est à l’origine de la fonderie digitale Émigre ; toutes deux sont citées dans l’ouvrage de Camille Circlude.

Les typographies inclusives et post-binaires : nouveau défi des designers

Mais ça n’est pas pour autant que la bataille inclusive dans la typographie était gagnée. Partant de ce constat, certain.e.s designers ont désormais à cœur de mettre l’écriture inclusive au service de tou.t.e.s, pour faire en sorte peut-être de la faire mieux accepter, comme une vraie composante de la langue, sans ajout ni retrait d’artifices qui pourraient la rendre « illisible ».

On peut citer quelques exemples de typographies inclusives, sur le site de la collective franco-belge Bye Bye Binary, qui recense les initiatives de designers mettant à disposition du grand public des typographies intégrant des glyphes d’écriture non-binaire. Elles se basent pour leurs glyphes inclusifs notamment sur le principe du « œ », à l’instar de la typographie BBB Baskervvol. Elle reprend les traits de le typographie Baskervville, retravaillée par l’Atelier National de Recherche typographique (ANRT) depuis la typographie historique Baskerville, datant de 1750. Cette réappropriation d’une police de caractères si représentative du côté historique de la typographie peut être vue comme un signal encourageant pour tout designer progressiste sur ces questions.

Avec ce travail inclusif initié par plusieurs designers dans le monde, bien que comme le rappelle Camille Circlude, la pratique reste « en marge », la question de l’encodage de ces nouveaux caractères était essentielle pour rendre accessible et universelle leur utilisation numérique. Ainsi, une norme a été créée, le.a Queer Unicode Initiative (QUNI) a été mis.e en place. Se basant sur le système international Unicode (qui attribue des codes généraux pour les caractères et les emoji pour toutes les plateformes), cette initiative de la collective Bye Bye Binary est décrite comme « révolutionnaire » par Camille Circlude.

Entre norme, évolution, et révolution, on peut observer ces dernières années une volonté initiée par les sphères féministes et queer de faire évoluer la langue française. Et si les plus conservateurs ne sont pas emballés par ces changements, c’est sans aucun doute qu’ils impliquent des évolutions sociétales plus profondes et importantes. Le design est ici en quelque sorte un médium pour véhiculer, mettre en forme et concrétiser des évolutions fondamentales. Alors, le design serait-il politique ? Sans aucun doute.

Un article écrit par

Guillaume Chevalier
DSN#06

Chaque année, les étudiant·e·s s’essayent à l’écriture d’un article plus ou moins long, plus ou moins étoffé, sur des sujets plus ou moins connus du monde du Design. Initiation en situation réelle, nous publions ici les propositions